Notes sur l’Occupation

texte paru dans Possession immédiate vol IV, écrit le 5 novembre 2015

 

2015 restera dans les mémoires comme l’année du plus grand hold-up de l’histoire de la Ve république. La chronologie des faits est connue : la monstrueuse exécution d’une partie de la rédaction de Charlie Hebdo suivie de la prise d’otage de l’Hyper Cacher. Puis, quelques jours plus tard, la manifestation de deuil savamment manipulée par le président François Hollande avec l’aide du gouvernement socialiste, rassemblement au nom de « la liberté d’expression », locution devenue rapidement absconse puisque trois mois plus tard le parlement vota à une majorité de 80 % l’une des lois les plus iniques jamais promulguée en France, celle dite de surveillance. Les pleins pouvoirs furent donc donnés par l’assemblée à l’État de se donner la capacité de surveiller légalement l’ensemble des habitants du territoire national. Ainsi, ce que tout totalitarisme, qu’il soit nazi, fasciste ou communiste, eût rêvé, la possibilité de s’attaquer aux libertés les plus intimes, connaître exactement vos goûts, vos intérêts, vos opinions, éplucher votre correspondance, surveiller vos lectures, connaître vos préférences sexuelles, etc., le gouvernement socialiste l’aura fait, révélant la coquille vide de sens qu’est désormais le mot démocratie dans l’acceptation faite par ces clowns pathétiques et grotesques que sont nos dirigeants.

George Orwell écrit qu’« aux moments de crise, ce n’est pas contre un ennemi extérieur qu’on lutte, mais toujours contre son propre corps ». On sait par ailleurs que le Patriot Act américain promulgué après les attentats de 2001 contre le World Trade Center n’a jamais permis de déjouer un seul attentat. La visée de la loi de surveillance n’est donc pas comme les médias le répètent servilement à longueur d’ondes de contrer la « menace terroriste » mais de donner à l’État, d’autant plus en France étant donné son histoire, les moyens d’empêcher tout processus de contestation, c’est-à-dire contrôler activement les mouvements sociaux, se donner les moyens de prévenir la colère qui gronde et s’accroît, empêcher in fine au peuple de s’exprimer. Tout cela sur fond d’idéologie ultra-libérale, nouveau fascisme d’obédience économique qui aura d’abord conquis les cerveaux demeurés et hypocrites de nos dirigeants de pacotilles pour s’infiltrer ensuite par intraveineuse médiatique dans ceux d’une partie non négligeable de la population. Car eux – ces oligarques – savent que la France a déjà connu par le passé des révoltes sanglantes, et surtout une Révolution ayant commencé par abolir les privilèges, eux savent que le vote FN n’est pas tant un vote d’adhésion qu’un vote de colère et de ras-le-bol face à cette oligarchie sûre de ses droits, oublieuse de ce qu’est la souveraineté populaire, s’enrichissant comme jamais dans l’histoire sur le dos d’une pauvreté de plus en plus massive et abjecte, additionnant népotisme, corruption, réseaux affairistes et j’en passe pour asseoir un pouvoir cauchemardesque qui n’est plus l’expression d’une volonté générale mais celle – criminelle – d’une bande de malfaiteurs taillant des lois pour son seul intérêt.

Le postulat de l’ultra-libéralisme : une infime minorité amasse le magot (la seigneurie mondialisée) et l’archi-majorité (le peuple) finance leur enrichissement sur fond de remboursement de la dette. Un « Ancien Régime » à la puissance dix.

Cette loi de surveillance est le résultat d’un long processus de déréliction du lien social, sciemment orchestré par l’État après-guerre, et amplifié par la guerre d’Algérie puis les émeutes et grèves de Mai 68 ((la plus grande grève de l’histoire de France, rappelons-le) pour mieux contrôler cette population française décidément trop insoumise, trop anarchiste. Guy Debord nommait ça « séparation ». Michel Foucault : « Biopolitique ». Avant lui, Artaud, avec quelques années d’avance invoquait ces « envoûtements » légaux que son passage par l’institution psychiatrique permis longtemps d’éviter de prendre au sérieux au prétexte de son délire psychotique. C’est que le paradigme de la gouvernance avait changé. Après la Seconde Guerre mondiale, et ses millions de morts, l’État, sous sa forme démocratique, ne pouvait plus se permettre une oppression sur les corps, oppression qui aurait été synonyme de retour à la terreur totalitaire. Il s’employa donc à contrôler la population par le biais de frappes chirurgicales sur les psychismes. Séparation, isolement, incomplétude, stress, intervention de l’Etat dans tous les domaines de l’activité humaine, promulgation de lois en nombre effrayant, présence de la police massive en remplacement de l’armée, urbanisation sous forme d’enclos (les cités) et de zonages, création de catégories de « sous-Français », surveillance administrative, éducation nationale de plus en plus oublieuse de ses « lettres » en faveur des sciences dites « utiles », apologie de l’esprit de compétition, remplissage des prisons comme jamais, abandon de la psychiatrie, limitation du travail au noir pour contrôler toute activité rémunérée, culpabilisation des gens sans activité dans un contexte de chômage structurel inhérent au système lui-même, argent érigé en valeur suprême et plus petit dénominateur commun, etc. Le résultat ne se fit pas attendre : on assista à une explosion des pathologies psychiques, à une solitude contrainte de plus en plus suicidaire, à un phénomène de dépression massif, à l’apathie généralisée (et puisqu’au fond cette loi de surveillance indique que tout individu est désormais potentiellement coupable de penser ce qu’il pense il me semble évident que la paranoïa va se déchainer prochainement chez certains esprits fragiles), et donc à un nihilisme renforcé, à une dévitalisation des esprits sur fond d’explosion de la consommation de drogues – légales ou illégales – touchant désormais l’ensemble de la population.

Orwell encore : « A une époque de supercherie universelle, dire la vérité est un acte révolutionnaire. »

 

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photographie de Anton Bialas

 

Se libérer des sociétés de contrôle – puisque c’est la question majeure des temps qui viennent – c’est passer dans les interstices, les coulisses, saisir ce mince filet entre ombre et lumière qui permet à l’expérience de se déployer dans une poétique de l’instant, devenir réfractaire comme ces plaques de céramique qui résistent aux plus hautes températures, car vivre servile est haïssable. Je crois en une énergie qui déborde les êtres de toute part qu’il s’agit de ressaisir aujourd’hui pour en éprouver la puissance, la direction, le sens, la conductibilité. Une énergie proche de la foudre, de l’éclair. L’idée de Dieu m’est étrangère. J’éprouve ma liberté sur fond d’athéisme radical. L’infini de l’individu n’est pas politique mais intérieur : il s’agit d’aller vers le gouffre, de descendre dans le maelström et plus la profondeur est grande, plus les appartenances se délient, plus le savoir humain progresse et plus l’homme se libère. Les systèmes de gouvernement des hommes ne sont jamais dirigés en ce sens, bien au contraire, tout est organisé pour aller vers l’apathie généralisée ; la communication, au lieu d’éclaircir est de plus en plus lourde, serrée, brousailleuse, voire criminelle. À la surveillance, il faut répondre par une prudence renforcée, un jeu de cache-cache. Trouver l’issue, l’endroit à l’abri, se camoufler, revenir à la lettre postale, éviter les réseaux sociaux et le smartphone, ce véritable mouchard, être prudent, discret, apprendre à disparaître silencieusement, pour mieux réapparaître, mais aussi de façon plus profonde, déchiffrer les signes qui nous entourent car ils échappent au contrôle, trouver l’électricité qui résonne volontiers en chacun de nous, rester ouvert aux moments souverains d’effusion, saisir toute parole éprise de vérité, éprouver chacun de ces petits actes de résistance miraculeux en ce qu’ils sont porteurs de liberté, de lignes de fuite, de puissance vitale.
Ici s’inscrit « le mental » qui est l’inverse exact du « psychisme ». Le mental c’est ce courant électrique dont on essaye de nous déposséder. C’est ce qui met en branle les sens et la pensée contre les agents anesthésiques. Je situe la liberté ici, dans ce fond anarchique au cœur de tout homme et de toute femme. Dans cet esprit de contradiction qui est l’expérience suprême de la pensée. Dans la certitude que les humains n’exploitent qu’une toute petite partie de leurs possibilités. « La liberté ou la mort », scandaient les révolutionnaires de 1793. Aujourd’hui, cette mort est avant tout psychique, non plus physique, mais au fond, à bien y réfléchir, n’est-ce pas la même chose ? – C’est-à-dire l’arrêt du mouvement (et le mouvement c’est la vie), miroir exact, et réel celui-ci, du mort-vivant des films de Georges Roméro.
Alors, pour conclure, je pense au texte magnifique de Sartre paru en septembre 1944 dans Les Lettres françaises qui commence par ces mots : « Nous n’avons jamais été aussi libres que sous l’Occupation » et où il écrit ces phrases qui résonnent quelque part de la même façon aujourd’hui qu’en 1944 : « Puisqu’une police toute-puissante cherchait à nous contraindre au silence, chaque parole devenait précieuse comme une déclaration de principe ; puisque nous étions traqués, chacun de nos gestes avait le poids d’un engagement. Les circonstances souvent atroces de notre combat nous mettaient enfin à même de vivre, sans fard et sans voile, cette situation déchirée, insoutenable qu’on appelle la condition humaine. […]  Ainsi la question même de la liberté était posée et nous étions au bord de la connaissance la plus profonde que l’homme peut avoir de lui-même. Car le secret d’un homme, ce n’est pas son complexe d’Œdipe ou d’infériorité, c’est la limite même de sa liberté, c’est son pouvoir de résistance aux supplices et à la mort. »

Ferdinand Gouzon